Le lierre, une attachante référence : quand l’orfèvre « revoit sa copie » pour un commanditaire
Le dessin est une étape préparatoire qui permet à l’orfèvre d’établir les formes et décors de son projet. Pour le commanditaire, il est aussi l’occasion d’affirmer ses besoins et désirs, avant la réalisation de l’objet. Le MAD LXV.72, par son iconographie, notamment sa frise de lierre, sa forme, et ses matériaux, semble avoir été particulièrement réfléchi (Fig. 1).
Ce dessin d’une fontaine à thé est conservé au Cabinet des Estampes de Strasbourg. Réalisé à l’encre, l’objet est ombré au lavis noir et ses décors réhaussés de lavis brun. La fontaine à thé se compose d’un socle carré, surmonté d’un piédouche avec en doucine une frise de feuilles d’eau. Au-dessus, à la base de la panse ovoïde, est placé un robinet, dont le bouchon se détache de l’ensemble par sa couleur noire. Sur l’épaule une frise de lierre se développe entre les très hautes anses. Le couvercle tronconique propose un décor de feuilles d’eau en doucine et en terrasse, et est surmonté d’un bouton de préhension en bourgeon. Les décors présents sur la fontaine à thé sont uniquement des motifs végétaux et apparaissent détaillés, réfléchis, notamment le lierre mis en avant sur l’épaule. Nous nous demanderons ce que peuvent nous apprendre ces ornements sur la réalisation et la fonction du dessin. Motif prédominant sur le dessin, la feuille d’eau est utilisée en architecture et dans les arts décoratifs : elle a la particularité de ne pas représenter la feuille d’une variété en particulier. En orfèvrerie, elle est le plus souvent une feuille large, à bord uni1, et orne notamment les objets contenant de l’eau. Sa présence sur le dessin pourrait relever de la même raison : orner un objet accueillant de l’eau chaude. Si la feuille d’eau est un motif assez courant, le lierre est rare. Peu d’objets d’art décoratif en sont ornés au XIXe siècle, il relève plutôt d’une tradition artistique antique. Or, dans le MAD LXV. 72, il est particulièrement mis en avant, par une frise plus large que les autres sur le haut de la panse.
Le lierre représenté sur le la fontaine à thé est le lierre commun, hedera helix. C’est une plante non comestible, dont l’ingestion peut être néfaste à l’organisme. Elle n’a donc pas de relation directe avec la fonction de l’objet. Néanmoins, le lierre est aussi symboliquement lié au dieu grec Dionysos, qui porte une couronne de lierre. Il aurait à ce sujet découvert que cette plante permet d’atténuer, voire de contrer, les effets néfastes du vin2. Sur le dessin, le lierre pourrait être un symbole du banquet, provenant d’une tradition antique liée à Dionysos. Par comparaison avec la vigne, autre attribut du dieu antique lié au banquet, le lierre pourrait apparaître ici comme le symbole d’un plaisir sans excès. Il existe également chez les auteurs grecs antiques une « fontaine au lierre », dans laquelle Dionysos a été baigné à la naissance par les nymphes afin de le protéger des flammes qui rongeaient sa mère3. Cette référence, très appropriée pour le dessin, relève néanmoins d’une connaissance très fine des écrits antiques, que le dessinateur n’avait peut-être pas en tête. Le lierre, motif symbolique pendant l’antiquité est également présent sur la vaisselle grecque et romaine. Il figure notamment sur des objets contenant des boissons, mais aussi sur des plats pouvant recevoir de la nourriture. Néanmoins, en comparant la frise de lierre du MAD LXV. 72 et celle de céramiques antiques, des différences apparaissent. Le lierre dans les frises antiques est représenté avec des feuilles disposées régulièrement de part et d’autre de la branche4. La fontaine à thé rompt avec cette convention encore dominante au XIXe siècle. Les feuilles sont placées par motif de trois haut dessus et deux en dessous de la branche. Entre les feuilles, des tiges garnissent la frise. Ce motif est ensuite répété trois fois entre les anses. La frise fournie et non répétitive, pleine de vitalité, se rapproche dans sa composition, du naturalisme. Le lierre pourrait alors témoigner d’un intérêt pour la nature représentée de manière réaliste, ou d’une connaissance fine de l’antiquité et de ses symboles, adaptée au goût contemporain.
Le dessin d’orfèvrerie est une étape de la réalisation d’un objet permettant de détailler ses formes et décors. C’est une étape pratique, qui sert de modèle lors du travail du métal. Or, ce dessin, utile, n’a pas besoin de qualités esthétiques telles qu’un encrage, des ombres, ou encore des détails polychromés. Cette mise en valeur du futur objet n’est donc pas destinée à l’orfèvre, mais à une tierce personne qui aurait besoin de cette représentation. Cette personne est généralement un commanditaire qui souhaite visualiser la pièce que l’orfèvre va réaliser. Le dessin du MAD LXV. 72 s’inscrit sans doute dans ce cadre. La fontaine à thé est dessinée sur un grand format, voire à l’échelle de la réalisation finale, encrée et ombrée, avec des rehauts de lavis brun pour mettre en valeur son décor. Une attention particulière est donnée au rendu du métal, mais aussi au bouchon du robinet entièrement noir, qui se détache du reste de l’objet. Ceci témoigne certainement de l’utilisation d’un autre matériau, qui devrait certainement être de l’ébène, un matériau luxueux.
Cette fontaine à thé peut être comparée avec le dessin MAD LXV71 (Fig. 2). De nombreuses qualités formelles permettent de les rapprocher. Ces deux dessins sont de format identique et leurs fontaines à thé présentent des formes et des décors très similaires, ils sont alors vraisemblablement liés. Cependant, elles se distinguent, notamment par leur technique. Le MAD LXV. 71 est réalisé au crayon et ses traits de construction sont encore visibles, alors que le MAD LXV. 72 est encré, ombré et mis en couleur. En outre, la forme de la panse est plus allongée dans le premier, alors qu’elle est ovoïde dans le second. Enfin, la frise à l’épaule est le principal changement dans l’iconographie. Dans le MAD LXV. 71 elle est une frise de postes5, alors que dans le MAD LXV. 72 elle est une frise de lierre. Si nous comparons le MAD LXV. 71 avec des réalisations contemporaines, nous remarquons que sa forme et son iconographie sont assez récurrentes, notamment la frise de postes, qui forme des vagues. Ici, la relation entre l’eau dans le motif et le contenu de l’objet est claire. Les postes sont également un motif provenant de l’antiquité, mais sont encore courantes sur les objets d’art décoratifs aux XVIIIe et XIXe siècles6. Au contraire, le MAD LXV. 72 se distingue d’autres pièces d’orfèvreries, et apparaît original, par la forme ovoïdale de sa panse et sa frise de lierre notamment.
Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle le MAD LXV. 71 serait être antérieur au MAD LXV. 72. Étant donné son format, il pourrait ne pas être une esquisse ou un dessin préparatoire. Néanmoins, les traits de constructions ou sa réalisation au crayon mènent à penser qu’il n’a pas été présenté à un commanditaire, contrairement au MAD LXV. 72. Le MAD LXV. 71 pourrait alors être un premier projet de l’orfèvre, un modèle réalisé à l’échelle pour une fontaine à thé. L’artisan a pu reprendre ce premier projet et le modifier pour se conformer à la demande d’un commanditaire. La forme de l’objet et le décor de la frise seraient alors l’objet d’une demande de celui-ci. Cette hypothèse est appuyée par le fait que la forme et l’iconographie ne soient pas courantes au début du XIXe. La silhouette peut témoigner d’une volonté de se démarquer de la majorité de la production contemporaine. Le choix du lierre relève sans doute d’un désir du commanditaire, sa symbolique pourrait alors être liée à un attachement particulier à l’antiquité. Le lierre étant aussi un symbole de fidélité, il pourrait également être le symbole d’un mariage.
Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que le MAD LXV. 72 précède le MAD LXV. 71. L’orfèvre, à la suite d’une commande précise, d’une fontaine à thé avec une frise de lierre, du MAD LXV. 72, aurait pu décider de reprendre la silhouette générale de la fontaine à thé tout en l’adaptant à un goût plus commun. Le dessin de la fontaine à thé MAD LXV. 72 apparaît être une représentation d’un objet commandé à un orfèvre. Le format du dessin, sa polychromie et son détail laissent penser qu’il a été présenté au commanditaire avant sa réalisation. Ce dernier devait porter une attention notable à l’iconographie, et avait un attachement particulier pour le motif du lierre, qu’il a souhaité placer sur sa future fontaine, peut-être pour sa symbolique liée à la fidélité ou au banquet antique. Le MAD LXV. 71, dont la silhouette et la majorité des décors sont très proches du MAD LXV. 72, peut-être une première version de cette fontaine à thé, modifiée pour correspondre aux attentes du commanditaire.
- Laurence de Finance et Pascal Liévaux, « Feuille d’eau », dans Ornement : vocabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014, p. 77. [↩]
- Lucia Impelluso, « Le Lierre », dans La nature et ses symboles, 2004, p. 50-54. [↩]
- Maria Daraki, Dionysos et la déesse terre, Paris, Les Éditions Arthaud, 1994, p. 26-27. [↩]
- Owen Jones, The grammar of ornament, Londres, Day and Son, 1856, Pl. XVII, n°53, 56 et 61. [↩]
- Les postes sont un motif commun en architecture et dans les arts décoratifs. Ils sont formés de volutes dont les extrémités sont liées pour créer une ligne continue. [↩]
- Laurence de Finance et Pascal Liévaux, « Postes », dans Ornement…, op. cit., p. 219-220. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Tilly (9 juillet 2024). Le lierre, une attachante référence : quand l’orfèvre « revoit sa copie » pour un commanditaire. Le fonds iconographique et pédagogique du Hohenlohe Museum de Strasbourg (XIXe-XXe). Consulté le 5 novembre 2024 à l’adresse https://hohenlohe.hypotheses.org/780