L’orfèvrerie religieuse strasbourgeoise à l’orée du XIXe siècle, l’exemple d’un dessin de ciboire conservé au Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg

Fig. 1 : Anonyme, Ciboire, vers 1800, 40 x 30 cm, Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg, inv. n°MAD LXVI.76. © Musées de Strasbourg 

     À l’image de bien d’autres dessins d’orfèvrerie conservés au Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg, celui sur lequel nous allons nous pencher plus en détail (Fig. 1), nous est parvenu absolument dénué d’informations pouvant éclairer son contexte de création. Son étude devra donc avant tout se reposer sur des éléments stylistiques qui, s’ils pourront nous révéler des liens avec des travaux d’orfèvrerie contemporains, ne permettront pas de résoudre la question de son attribution à un artisan ou à un cercle en particulier. Nous nous proposerons donc, par cette courte étude, de comprendre, via l’analyse formelle et la comparaison de ce ciboire avec des réalisations plausiblement contemporaines, la façon dont il témoigne de la création orfévrée religieuse à Strasbourg, au tout début du XIX^e siècle.

     Sur une base décorée de feuilles d’eau et de godrons, notre objet s’élance jusqu’à une bague, délimitant la naissance du nœud. Sur ce dernier, au-delà d’un niveau de godrons, se développe une frise de vigne, couronnée de petites feuilles lancéolées. Une autre bague délimite la panse, laquelle repose sur des feuilles lancéolées étirées, soutenant un niveau de feuilles de vignes. Une fine bande décorée d’une frise de vigne ceint la partie supérieure de la panse, juste au-dessous du couvercle. Celui-ci repose sur une base striée de lignes horizontales, scandée régulièrement de faisceaux de licteurs. Elle est surmontée d’une frise alternant ovales et cercles et le couvercle se termine par un bouton de préhension en forme de pomme de pin, culminant sur une terrasse de feuilles lancéolées. Le recours à un vocabulaire résolument tourné vers les plantes est évident et peut s’expliquer par au moins deux constats. Le statut de l’objet représenté, dans un premier temps, appelle ce type de décor par le sens même qu’il joue au sein de la liturgie catholique¹. Un ciboire est en effet le pendant, d’une certaine manière, du calice et tout comme lui joue un rôle de premier plan dans l’Eucharistie. Loin d’être de simples aliments, le vin et l’hostie ingérés pendant la messe reçoivent la Présence du Christ lors de leur consécration par l’officiant, nécessitant leur bonne préservation avant, pendant et après la cérémonie. Le calice reçoit ainsi le vin, sang du Christ, tandis que le ciboire en reçoit le corps, à savoir les hosties. Le décor de tels objets orfévrés fait donc souvent référence à l’origine terrestre de ces réceptacles christiques en devenir, comme en témoigne le Ciboire dessiné par Johann Friedrich Boden dans le premier quart du XIX^e siècle², déployant sur sa coupe un décor de vignes et d’épis de blé entremêlés. Notre dessin ne fait pas exception à cette iconographie que l’on pourrait qualifier d’agricole, puisque l’orfèvre (ou le dessinateur) insiste sur l’ornement viticole par excellence que représente la vigne, déclinée ici en deux façons : feuilles et grappes de raisins suivant l’arabesque d’une longue branche, ou feuilles épaisses tournées vers le bas, laissant apercevoir quelques grappes plus discrètes. Ce type de décor n’est d’ailleurs pas propre à Strasbourg ou à l’Alsace, puisqu’on le retrouve par exemple dans les objets de même type produits à Paris au XIX^e siècle comme le ciboire réalisé par François Isaac Bertrand en 1825 et conservé au Louvre (Fig. 2). Bien que l’enjeu ne soit pas crucial, ce programme décoratif nous interroge sur la dénomination admise aujourd’hui pour qualifier ce dessin.. Au lieu de le considérer comme un ciboire, ne s’agirait-il pas plutôt d’un calice, objet, nous l’avons vu, bel et bien destiné à contenir le vin ? La résolution de cette question ne changerait pas grand-chose à notre étude, aussi nous ne nous y attarderons pas. En tout cas, l’ornementation de notre dessin n’est pas gratuite, mais illustre la destination de l’objet en rappelant l’origine des éléments permettant la confection du vin.

Fig. 2 : François-Isaac Bertrand, Ciboire, 1825, 32,5 x 16,8 cm, Musée du Louvre, Paris, inv. n°GMLC 80. © Musée du Louvre

Au-delà des considérations liturgiques, il convient dans un second temps de replacer ce décor dans un contexte plus large de reformulation néo-classique de l’Antiquité. Notre dessin, nous le verrons, est fortement tributaire des formes de cette période, qui voit le renouvellement du vocabulaire antique, et notamment grec, dans les arts. Un ouvrage en particulier témoigne des aspirations dix-huitiémistes à une reformulation efficace de cet art révéré, et constitue un document précieux quant à la compréhension des recherches plastiques alors en cours. La Nouvelle iconologie historique, de Jean-Charles Delafosse, publiée à Paris en 1768, se propose ainsi de fournir au lecteur un répertoire décoratif nouveau, sous la forme de planches gravées représentant des trophées, des portes, des vases ou encore des médaillons³. Sans avoir influencé directement le ciboire auquel nous nous intéressons, on peut tenter d’en comprendre la genèse formelle au travers du travail de Delafosse. Ses gravures transforment efficacement le vocabulaire antique (et surtout grec) pour créer un art neuf, bien au-delà de la simple reprise de telle ou telle partie d’une œuvre antique, pour l’intégrer à une création contemporaine. Le statut matriciel de l’ouvrage de Delafosse, est explicité dès le frontispice, qui enjoint le lecteur à composer lui-même ses propres réinterprétations des planches du livre⁴. La Nouvelle iconologie est ainsi un témoin de premier plan vis-à-vis de l’effervescence artistique autour de la réactivation des formes antiques, laquelle eu un impact considérable sur l’orfèvrerie du XVIII^e siècle, dont notre œuvre semble tributaire.

     En dehors de ces aspects historiques et stylistiques, considérons maintenant quelques détails matériels de notre œuvre. Réalisé au crayon et à l’encre, le dessin présente un niveau assez élevé de fini, notamment au niveau du traitement des ombres. Plus globalement, le soin apporté au dessin suggère qu’il s’agit là d’un projet bien élaboré, peut-être destiné à être présenté à la clientèle de l’orfèvre. Six points de colle, ayant laissé des traces de gondolement sur le papier, peuvent ainsi laisser penser que le dessin était collé au sein d’un catalogue destiné aux acheteurs potentiels. Ce détail semble cependant plutôt renvoyer à l’appartenance du dessin aux collections du Hohenlohe Museum, un certain nombre d’estampes ayant été collées sur des feuilles cartonnées, afin de servir de catalogues d’images pour les étudiants de l’École des Arts industriels.

Fig. 3 : Anonyme, Ciboire, vers 1800, 40 x 30 cm, Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg, inv. n°MAD LXVI.76 (détail). © Musées de Strasbourg

    Un détail en particulier retient notre attention. Sur la quasi-totalité de la partie droite du dessin, la forme du ciboire est reprise au crayon assez précisément, avec certains traits horizontaux se prolongeant jusqu’à cette ligne (Fig. 3). Il paraît assez improbable qu’il s’agisse d’un repentir, cette ligne ayant été tracée au crayon, elle aurait tout à fait pu être effacée. De même, le prolongement de certains traits jusqu’à cette ligne semble indiquer que celle-ci avait un rôle à jouer pour l’artiste, au moins dans la réalisation de son dessin. Il est très difficile d’imaginer la fonction d’un tel détail, si tant est qu’il en ait eu une. Nous pourrions éventuellement proposer qu’il s’agit de la forme décalquée d’un modèle, qui aurait servi à délimiter la forme du ciboire. Cette hypothèse reste cependant faible et assez incohérente tant que des preuves concrètes n’auront pas été trouvées : pourquoi le dessin aurait-il été réalisé à côté du décalquage et non pas directement sur lui ? De même, de quel modèle pouvait-il bien s’agir ? Malgré le peu de crédit que l’on peut accorder à cette hypothèse, elle reste la seule qui nous paraisse un tant soit peu plausible pour expliquer la présence de cette ligne.

     Nous sommes donc ici face à un dessin encore très difficile à replacer dans un contexte précis, malgré les quelques pistes que nous avons pu envisager au cours de notre propos. Par son vocabulaire très antiquisant, le ciboire dessiné semble bel et bien dans le prolongement du XVIII^e siècle finissant, dont les formes se retrouvent presque sans évolution notable. Des indices restent encore à interpréter pour mieux comprendre l’œuvre, à l’instar des deux filigranes présents sur le papier, que nous n’avons pas réussi à déchiffrer.

1. Étienne Martin (dir.), Deux siècles d’orfèvrerie à Strasbourg, Strasbourg, Éditions des Musées de Strasbourg, 2004, p. 220-221. [↩]
2. Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg, inv n°MAD LXVI.78. [↩]
3. Collections en ligne d’orfèvrerie strasbourgeoise, notice de ciboire, veuve Fritz, 1784, inv n°33.982.2.1. [↩]
4. « Ces Hiéroglyphiques sont composés et arrangés de maniére (sic.) qu’ils peuvent servir à toutes sortes de Décorations, puisqu’on est le maître de les appliquer également à des Fontaines, Frontispices, Pyramides, Cartouches, dessus-de-Portes, Bordures, Médaillons, Trophées, Vases, Frises, Lutrins, Tombeaux, Pendules… », voir Jean-Charles Delafosse, Nouvelle iconologie historique, Paris, 1771. [↩]