Iconographie et orfèvrerie : les choix d’un artiste pour une commande de vases

     L’orfèvrerie est une discipline artistique dont le raffinement et le grand souci du détail demande un important travail préparatoire. C’est pourquoi le dessin, pour les orfèvres, est le vecteur principal de leur travail. Il est une étape nécessaire à l’élaboration de leurs projets comme à la présentation de ceux-ci aux commanditaires. Durant de nombreuses années, ces dessins ont cependant été peu considérés, malgré leur importance pour la création orfévrée ainsi que pour les chercheurs spécialisés dans les arts décoratifs¹. Le fonds de dessins d’orfèvrerie du Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg se place dans ce même contexte. En lien très étroit avec la collection du Musée des Arts Décoratifs de Strasbourg, certains dessins conservés au cabinet sont les dessins préparatoires d’œuvres réalisées et conservées au musée. Cette mise en relation très tangible met en exergue l’importance du travail autour de ce fonds, permettant de voir les différentes évolutions subies par une même pièce de sa conception à sa réalisation.

Fig. 1 : Anonyme, Vases Empire, 1810, 17 x 8,5 cm, Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg, inv. n°MAD LXVI.58. © Musées de Strasbourg

    Dans ce cadre de recherche, c’est à une planche présentant deux dessins de Vases Empire (Fig. 1) que nous allons nous intéresser. Réalisée aux alentours de 1810 par un auteur anonyme, très certainement à Strasbourg, cette planche de dix-sept centimètres sur huit centimètres virgule cinq de papier vergé permet de nombreux questionnements. Cette œuvre nous permettra de nous interroger sur la place de l’iconographie dans l’orfèvrerie et son dessin, ainsi que sur l’importance capitale du papier et de sa traçabilité dans l’étude de ces planches. Réalisé à la plume et à l’encre, le vase représenté à gauche, très travaillé, présente également un lavis gris-noir entièrement absent du vase de droite. Il est composé de trois parties : un piètement tripode, une importante panse ovoïde, ainsi qu’un couvercle orné. Les trois pieds de ce vase sont réunis par un cercle à leur base, reposant sur trois boules. À l’extrémité de ces pieds se trouve un unique sabot, formant un piètement zoomorphe en pied en jarret². Ce type de piètement ne semble pas inconnu à la période : il est également visible sur le Drageoir en argent (Fig. 2) de Jean-Louis Buttner, daté du début du XIX^e siècle. Pour notre planche, ce système de piètement se termine proche du milieu de la panse du vase, de manière ajourée, laissant paraître l’ornement du bas de celle-ci. Par cette ouverture, les feuilles d’eau rayonnantes remontant du bas de la panse, marquée par un ornement ovoïde tombant, sont rendues visibles. Comme continuité de ces pieds, la panse est ornée de bustes de satyres. Représenté barbu, souriant et avec de grandes oreilles pointues, le seul satyre visible, couronné de feuilles de vigne et de raisins, nous observe. Le haut de ses épaules est soigneusement drapé et sa tête est cernée par une frise alternant palmette en éventail circonscrite et non circonscrite, tombant de la lèvre du vase. Ce vase est fermé d’un couvercle richement orné, au motif de godrons, surmonté d’une prise à panache dont la base est décorée d’oves.

Fig. 2 : Jean-Louis Buttner, Drageoir en argent, entre 1798 et 1809, 25,5 x 11 cm, Antiquités Bastian, Strasbourg. © Antiquités Bastian

    Le vase présent sur la droite de notre planche présente bien moins d’ornements. Tout juste esquissé, c’est par un simple trait de contour que la majorité de l’objet est dessinée, définissant sa forme générale. Il présente un piédouche à base simple à bords verticaux, une doucine et un pied se terminant par une bague fine. Bien que sa panse ne présente pas de décor, ses anses sont créées par une tête de griffon, dont des détails de plumes et de la tête sont rendus apparents. Les extrémités des anses se rattachant à la panse évoquent la forme de feuilles, laissant entrevoir une végétalisation de l’animal mythique. Également fermé d’un couvercle, celui-ci présente une base simple, mais son sommet est plus détaillé : on peut y voir une terrasse feuillue et un bouton de préhension avec des écailles, évoquant le motif d’une pomme de pin. La présence de motifs iconographiques sur ces deux vases donne l’opportunité de les interpréter. Étant des vases de style Empire d’une grande richesse, ils étaient certainement destinés à être des objets d’apparat pour un commanditaire très aisé. Les ornementations qu’ils présentent ont alors une importance centrale. Le vase aux anses de griffon, bien que loin d’être terminé, laisse paraître un animal mythologique aux multiples facettes. À corps de lion, tête, ailes et pattes avant d’aigle, cette créature provient tout droit des bestiaires tant antiques que médiévaux. Cet animal était un symbole de vigilance et de courage, assigné à la protection des trésors d’Apollon ou du précieux vin de Dionysos³. Dans notre cas, il est probable que ce soit l’idée de la protection de la divine boisson qui ait été retenue. Très répandu comme ornement à la Renaissance, il connaît une perte d’intérêts puis un soudain regain en France dès Louis XVI, intérêt qui perdurera jusque sous l’Empire. L’orfèvre Kirstein lui-même fait usage de ce motif pour les anses d’un de ses vases, le Vase couvert (Fig. 3) daté de 1825⁴. Le motif du satyre, présent sur le vase de gauche, a lui aussi une forte signification. Symbole de l’énergie vitale de la nature et de sa non-domestication, il est l’une des créatures accompagnant Dionysos dans son cortège⁵. Le satyre est connu pour sa débauche, ses mœurs débridées et sa grande affection pour le vin. Son sourire, si grand qu’il en déforme son visage, rappel au spectateur toute la crainte que peut inspirer ses débordements. 

     Cet ensemble de deux vases peut donc, au vu de son iconographie, être vu comme étant une réponse à une commande demandant un programme iconographique commun aux deux vases. En effet, les deux créatures mythiques sont fortement liées au vin et à sa consommation, le griffon comme protecteur de celui-ci et le satyre comme consommateur. Le griffon, bien qu’ayant une signification positive, peut aussi être vu comme un démon, comme une figure maléfique incontrôlable et dangereuse⁶. Cette connotation négative se retrouve également chez le satyre, associé à l’excès de boisson, à la luxure, la folie et l’oubli de soi, et ce dès le XV^e siècle⁷. Il peut alors être vu comme parodiant les instincts bestiaux de l’Homme ayant abusé du vin contenu par le vase. Ces motifs peuvent alors être vus comme moralisateurs et des avertissements pour le consommateur de la boisson contenu par l’objet les portants.

Fig. 3 : Jacob-Friedrich Kirstein, Vase couvert, 1825, 75 x 35 x 23,5 cm, Musée des Arts Décoratifs, Strasbourg, inv. n°33.004.0.88. © Musées de Strasbourg

    La feuille de papier vergé utilisée par l’auteur présente un filigrane. On peut y lire « CH. MOLITOR A. GLAY » par transparence. Ce filigrane permet la traçabilité du papier, et donc d’identifier avec précision le papetier l’ayant produit ainsi que la tranche chronologique dans laquelle il l’a été. Dans notre cas, le papetier est Charles Molitor, exerçant de 1771 à 1812, à Glay (Doubs, Bourgogne-Franche-Comté). Le filigrane n’indiquant que le nom du papetier et ne présentant aucun autre symbole, il n’est pas possible, pour le moment, de réduire cette tranche chronologique⁸. L’industrie du papier franc-comtoise connaît un véritable succès, et ses liasses de papiers sont vendues dans de nombreuses villes, dont Paris et Strasbourg : il n’est donc pas étonnant de trouver des feuilles franc-comtoises en Alsace⁶. En outre, la papeterie de Molitor connu un tel rayonnement que certains de ses produits furent présentés à l’Exposition des produits de l’Industrie française de 1806⁹. Par ailleurs, la présence du tampon Städtisches Kunstgewerbe Museum Strassburg sur notre planche, certainement camouflé à une date ultérieure, est un témoin des multiples changements politiques de l’Alsace. Probablement apposé lorsque l’Alsace était sous domination du II^e Reich, celui-ci a pu être masqué lorsque la région redevint française. Ce camouflage pourrait également s’expliquer par l’exposition de la planche au grand public dans les années 1920, et donc par une volonté d’occulter le passé prussien de Strasbourg, douloureux pour de nombreux Alsaciens. Cette idée de potentielle exposition du dessin est encore renforcée par la présence de charnières en papier au dos de la planche, vestiges d’un système d’accrochage de celle-ci.

     Cette planche de deux Vases Empire est donc, en plus d’un témoignage important et très précieux de l’industrie orfévrée du début du XIX^e siècle, le témoin de nombreux points d’intérêt. L’hypothèse d’une potentielle exposition du dessin apporte plus de questions que de réponses, particulièrement quant à l’histoire de l’objet même. En revanche, les motifs choisis par l’auteur nous donnent des pistes prometteuses quant à l’étude des volontés de celui-ci. Certainement destinés à l’apparat, ces projets de vases peuvent avoir été dessinés pour un très riche commanditaire strasbourgeois, dans le but d’agrémenter un service préexistant ou en conception. Cependant, il serait intéressant de s’interroger sur le manque de finition du second vase, celui-ci faisant partie du même programme. De nombreux questionnements en émanent, notamment autour des raisons de ce manque d’achèvement ainsi que sur le commanditaire de cette planche.

1. Citons notamment l’ouvrage d’Olivier Gabet (dir.), L’objet et son double : dessins d’art décoratifs des collections du musée d’Orsay (cat. exp., Paris, Musée d’Orsay, 31 janvier-30 avril 2006), Milan, 5 Continents, Paris, Musée d’Orsay, 2006. [↩]
2. Laurence De Finance et Pascal Liévaux, Ornement : vocabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014, p. 106. [↩]
3. Lucia Impelluso, La nature et ses symboles, Hazan, Paris, 2004, p. 374. [↩]
4. Hans Haug, L’orfèvrerie de Strasbourg dans les collections publiques françaises, Paris, Éditions des Musées nationaux, 1978, non paginé, notice n°164. [↩]
5. Martial Guédron (dir.), Comment regarder les monstres et créatures fantastiques, Paris, Hazan, 2018, p. 93-98. [↩]
6. Ibid., p. 2. [↩] [↩]
7. Philippe Morel, Renaissance dionysiaque. Inspiration bachique, imaginaire du vin et de la vigne dans l’art européen, 1430-1630, Paris, Le Félin, 2015, p. 27-49. [↩]
8. Jules Gauthier, L’industrie du papier dans les Hautes vallées Franc-Comtoises du XV^e au XVIII^e siècle, Montbéliard, Imprimerie Victor Barbier, 1897, p. 13-14 et 21-22. [↩]
9. S. E. M. De Champagny (dir.), Notices sur les objets envoyés à l’exposition des produits de l’industrie française, Paris, Imprimerie impériale, 1806, p. 68. [↩]